dimanche, janvier 28, 2007

 

L’immortalité (5) : finalement, l’homme peut-il jouer à DIEU ?

En octobre 1999, Jacques Dufresne, un philosophe québécois de grande renommée, prononçait une conférence à Sherbrooke. Dans le cadre d’un congrès de l'ASTED, (Association pour l'avancement des sciences et des techniques de la documentation), il abordait le triptyque délicat de l’immortalité, de la technologie et du millénarisme.

Pour terminer cette série d’articles sur l’immortalité, je vous présente de larges extraits de cette conférence. On y trouve de nombreuses réponses à notre dernière interrogation : « finalement, l’homme peut-il jouer à DIEU ? »

Technologie et millénarisme

« Un fait qui ressort maintenant, c'est que parmi les savants américains dont on parle le plus en ce moment ceux qui sont à la fine pointe de la recherche sur l'IA (l'intelligence artificielle) et sur la VA (la vie artificielle), un grand nombre n'ont pas caché leur credo millénariste. Selon Marvin Minsky, la PCO (personne en chair et en os) n’est qu’un « bloody mess of organic matter ». L’avenir, l’immortalité ne sont sûrement pas de ce côté.

La sociologue Sherry Turkle note que les adeptes les plus enthousiastes de l’IA (intelligence artificielle) sont persuadés qu’une fois capables de penser par elles-mêmes et dotées d’une super-intelligence, les machines vont se libérer de leurs liens avec l’organisme humain, et par là accéder à l’immortalité.

La liste des grands prophètes de cette immortalité post biologique et numérisée est déjà longue. J. Doyne Farmer, l’un des fondateurs du mouvement VA (vie artificielle) intégré depuis au mouvement IA (intelligence artificielle), ne manque pas d’audace dans ses prédictions : « D’ici cinquante à cent ans, un nouveau type d’êtres vivants aura vraisemblablement émergé. Ces organismes seront artificiels en ce sens qu’ils auront à l’origine été conçus par des êtres humains ; ils pourront cependant se reproduire et évoluer vers des formes de vie différentes de ce qu’ils étaient à l’origine. Selon toute définition raisonnable de la vie, ils seront des êtres vivants. Ils évolueront toutefois d’une façon particulière. Le processus évolutif étant devenu conscient, il sera beaucoup plus rapide que par le passé » (cité par Sherry Turkle in « The Second Self », New York, Simon and Shuster, 1984, p. 353…) »

Earl Cox, gourou de l’IA, explique dans « Beyond Humanity : Cyber revolution and Future Mind » que nous vivons le déclin de la civilisation et l’aube de la super-civilisation robotique. Nous allons transférer le contenu de nos esprits dans ces vaisseaux créés par nos enfants mécaniques… Libérées de notre fragile forme humaine, ces intelligences humaines artificielles vont transcender les timides concepts de déité et de divinité tenus aujourd’hui pour vrais par les théologiens.
Daniel Crevier, autre spécialiste réputé de l’IA, soutient quant à lui, en s’appuyant sur l’Ancien et le Nouveau Testament, que l’immortalité numérique n’est pas incompatible avec le dogme chrétien de la résurrection des corps. « Il est certain, écrit-il, que l’information et l’organisation constituant notre esprit auront besoin d’un quelconque support. Le Christ est ressuscité dans un nouveau corps ; pourquoi ce nouveau corps ne serait-il pas une machine » (Daniel Crevier, « The tumultuous History of the search for Artificial Intelligence », New-York, Basic Books, 1993, pp 278-80…)

Voilà peut-être le fin mot de la cyber-théologie. Dans « The Age of Mind, Transcending the Human Condition through Robots », Hans Moravec, de l’Université Carnegie-Mellon, décrit avec précision les mécanismes de la nouvelle apothéose : « Il est facile d’imaginer comment la pensée humaine pourrait se libérer de ses liens avec un corps mortel. De même, explique-t-il, que l’on peut transférer un processus de traitement de données d’un ordinateur à un autre, de même on pourrait transférer l’activité intellectuelle d’un esprit humain à un ordinateur (cité par David F. Noble, op. cit., p. 162…) ». Moravec va même jusqu’à décrire l’intervention chirurgicale consistant à greffer le cerveau humain sur un ordinateur. Au fur et à mesure que le cerveau s’affaiblirait avec l’âge, l’ordinateur prendrait le relais pour remplir ses principales fonctions. Et ainsi, à condition que l’on fasse suffisamment de copies de ce logiciel personnalisé, son propriétaire d’origine serait pratiquement assuré de l’immortalité.

« Les religions, écrit de son côté Michael Benedikt, président de Mental Tech inc., sont nourries par le ressentiment que nous éprouvons à l’égard de nos corps boueux, limités, et ultime tricherie, mortels. La réalité, c’est la mort. Si seulement nous le pouvions, nous pourrions aller de par la terre, sans jamais quitter nos maisons, vaincre sans périls, goûter aux fruits de l’Arbre sans être punis, convoler chaque jour avec des anges nouveaux, entrer au paradis, échapper à la mort (cité par David F. Noble, op. cit., p. 159…) »

Y a-t-il beaucoup de savants contemporains plus sérieux et plus généralement respectés que John von Neuman, le père de l’ordinateur ? Il faut savoir qu’au moment où il s’est consacré à la cause de la guerre nucléaire préventive, il a commencé à soupeser les similitudes logiques entre la vie et la machine, et à développer une théorie des automates cellulaires capables de se reproduire. Cette théorie constitue la base des recherches actuelles en VA (cité par David F. Noble, op. cit., p. 166…)

Au-dessus de Von Neuman, parmi ceux que l’on considère comme les prophètes du nouveau super-monde, il y a un homme, qui fut aussi célèbre comme théologien que comme savant : Teilhard de Chardin. Au milieu du présent siècle, le théologien Teilhard de Chardin a créé le mot noosphère pour désigner l’univers d’information en train de se constituer, avec l’aide des moyens techniques, au-dessus de ce qu’on appelait déjà la biosphère. Pour beaucoup de gens, la noosphère et le virtuel constituent une même nébuleuse parée de tous les prestiges : ceux du réel aussi bien que ceux du spirituel de jadis. Le cyborg est la symbiose entre cette nébuleuse et le corps humain.

Teilhard compte des disciples nombreux et enthousiastes parmi les pionniers d’Internet. Le plus influent d’entre eux est le cyber-cowboy John Perry Barlow. Ce que Teilhard a dit, estime Barlow, peut se résumer en une phrase simple : « Le but de toute évolution ayant eu lieu jusqu’à ce jour est la création d’un organisme collectif de l’esprit ». Pour Barlow, Teilhard est le grand prophète du Cyberespace. Et il commente : « L’idée que le cerveau de chacun puisse s’intégrer à un réseau formé de tous les autres cerveaux, ne pouvait qu’avoir des implications théologiques pour le mystique hippie que je fus cité par Gundolf F. Freyermuth, in Die Welt, 28 mars 1998… ». « A globe, clothing itself with a brain ». Cette traduction anglaise d’une pensée de Teilhard est l’équivalent d’un mantra pour de nombreux internautes californiens.

L’évolution, selon Teilhard, n’est pas un phénomène purement biologique qui s’expliquerait par le hasard et la nécessité. Les phénomènes ont leur dehors et leur dedans. Le dedans de l’évolution c’est l’esprit, un esprit qui oriente les transformations des êtres vivants vers un degré de perfection sans cesse plus élevé. Au degré le plus élevé, Teilhard associe des mots tels que point oméga, plérôme, milieu divin. Alors que les évolutionnistes les plus audacieux avaient à peine osé imaginer un animal encore plus raisonnable, plus évolué que l’homme, Teilhard prédit un nouveau type d’évolution, une évolution de la conscience dans la noosphère, un nouveau milieu lui-même plus évolué que la biosphère dont il est issu. L’ensemble des cerveaux humains réunis par des moyens de communication assurant la simultanéité des échanges constitue la noosphère.

Le marxisme a été un millénarisme, dont les grands prêtres ont aussi pactisé allègrement avec le pouvoir, tout en obtenant du peuple qu’il renonce à tout bonheur présent, sinon à sa vie même, pour préparer les lendemains qui chantent. Et que dire des mille ans du troisième Reich ! Nous découvrons…que le progressisme libéral et démocratique poursuit les mêmes fins.

Tel est le puissant courant par lequel nous sommes emportés vers l'immortalité terrestre et qui en attendant fait de nous des croisés de la religion cathodique… Il n'est pas facile de nager contre un tel courant caractérisé non seulement par le culte de la technologie, mais aussi par le prix que l'homme a dû payer pour réussir sur ce plan : la désincarnation, la montée du formalisme et par ce mal du siècle que Sifneos appelle l'alexythimie et qu'il définit comme « a condition of limited fantasy and emotional life », un état caractérisé par l'appauvrissement de l'imaginaire et de l'affectivité.

Le remède que propose Noble me paraît être d'une portée bien limitée. Après avoir reconnu que l'utopie millénariste a été pendant longtemps un puissant facteur de réel progrès, il constate que la convergence millénaire de la technologie et de la transcendance a survécu à l’utilité historique qu’elle a pu avoir dans le passé. Au fur et à mesure, conclut-il, que notre entreprise technologique prend des proportions terrifiantes, il devient plus essentiel de la détacher de ses fondements religieux. À force de poursuivre l’impossible, on risque de détruire la bonne vie encore possible. C'est à cette bonne vie que Noble nous invite. Plutôt dit-il que de nous entêter à coup de myriade de milliards, à créer des villes dans l'espace et à vouloir donner l'immortalité sur terre à des hommes qui n'y trouverait qu'un incurable désespoir, pourquoi dit-il ne luttons-nous pas plus efficacement contre la pauvreté, pourquoi ne préférons-nous pas le petit bonheur d'occasion, le moindre moment d'un bonheur souhaité à cette vaine et froide éternité…

Noble, hélas, réduit la transcendance au paradis millénariste. L'idée grecque d'une immortalité à laquelle on accède par la purification et l'idée chrétienne d'un royaume de l'amour n'est pas de ce monde, lui semblent totalement étrangères. L'hédonisme et l'altruisme unidimensionnels qu'il propose n'ont guère plus de sens que le paradis millénariste qu'il dénonce avec raison.

Il faut répondre à la question suivante: comment se fait-il que ce soit dans les pays dominés par la religion du Dieu incarné que les hommes se sont désincarnés au point de considérer leurs corps comme une machine et de désirer s'immortaliser sur un disque dur. On peut voir là un prétexte pour tourner le dos à cette religion. J'y vois plutôt une raison de tenter de la retrouver après sept ou huit siècles d'éloignement. »

CONCLUSION

Il est clair que nous restons toujours seuls face à notre destin individuel. L’immortalité est loin d’être un acquis pour l’espèce humaine si la Foi religieuse ne fait plus partie intrinsèque de notre existence terrestre. Par ailleurs, la marche continue de l’humanité vers plus de savoirs et de connaissances peut nous réserver de grandes surprises dans le futur. Pourvu, évidemment, que nous adoptions des comportements qui assurent la pérennité de l’humanité composée de races d’hommes fort diversifiées, ayant des croyances religieuses différentes et des liens culturels multiples.

Les bonds fulgurants de la Science dans les deux derniers siècles sont garants de nouvelles découvertes dont les tenants et aboutissants nous sont inconnus pour l’instant. Nous apprenons lentement à équilibrer Raison et Passion, après des millénaires de lutte contre l’obscurantisme sous toutes ses formes. Finalement, dans l’intervalle, ne vaudrait-il pas mieux apprendre à composer avec notre environnement terrestre ?

L’humain, qui comprend son destin tragique de devoir tirer sa révérence un de ces jours, devrait se donner les moyens et les conditions de bien s’assumer dans les derniers moments de son existence. Tout devrait être mis en œuvre pour préserver son bonheur au quotidien, du premier jour de la vie jusqu’à son tout dernier.

À cet égard, les moyens ne manquent pas. Mais, ce sont les mentalités et les croyances religieuses qui font obstacles à ces nouvelles avenues. Autant il est maintenant accepté que l’on puisse enfanter sans douleur, autant il devrait être possible d’aspirer dans les derniers moments de la vie, à un rite de passage basé sur l’extase plutôt que la souffrance ou la douleur. Ce dernier moment de conscience devrait être perçu comme une forme de nirvana qui nous donne l’illusion du paradis sur terre, une forme de cocktail de bonheur ultime en hommage à la vie humaine.


Ce passage à trépas, planifié par les hommes pour les hommes, dans le respect des désirs de tous et chacun, devrait être mis au point en priorité, avant de trouver la solution ultime à l’immortalité de l’âme ou la fontaine de Jouvence. Au lieu de continuer à rester passifs, face aux diktats de la Nature comme nous le faisons maintenant, la plupart du temps…

RD

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