jeudi, novembre 04, 2010

 

Voyage au pays du palliatif

Pierre Desforges, infirmier en soins palliatifs, Société des soins palliatifs à domicile du Grand Montréal.

Photo: François Roy, La Presse

Article de Patrick Lagacé, La Presse

C'est un pays dont on ne revient jamais. Je parle bien sûr du pays du palliatif. Chaque jour, Pierre Desforges, infirmier en «soins palls», comme on dit dans le jargon de la fin de vie, arpente cette contrée inhospitalière.

Il a 62 ans. Parcours atypique: fossoyeur, boucher, massothérapeute puis, à 48 ans, Pierre a eu une envie de soigner son prochain. Il s'est inscrit... en médecine!

On l'a refusé, bien sûr. «Mais ils m'ont pris en nursing...»

C'est ainsi que Pierre Desforges a abouti à la Société des soins palliatifs à domicile du Grand Montréal, qui aide annuellement et gratuitement 1200 patients en phase terminale à rester chez eux le plus longtemps possible. Soixante pour cent du budget annuel de la Société provient de l'État, les dons comblent le reste.

Chaque jour, Pierre arpente donc Montréal et veille sur ses patients. Il s'assure que leur médication est bien calibrée, il fait des prises de sang, il conseille les proches. Pierre est souvent la première personne que la famille appelle, quand un patient meurt. Un job, disons, tout aussi atypique que le parcours de cet infirmier au physique d'ours...

Pourquoi le palliatif, Pierre? Pourquoi la mort?

«C'est un job qui touche tous les aspects de la personne, dit-il, au volant de sa Mazda. Physique, mental, spirituel. J'ai travaillé en désintox, où tout le monde a une carapace. Pas aux soins palliatifs: tu touches à ce qu'il y a de plus essentiel chez l'humain.»

Ce matin-là, fin juin, Pierre fait des arrêts dans Villeray, dans Ahunstic, dans Outremont. Gestes vifs, patience, écoute active. Tous ses patients sont dans les pinces du crabe.

Avenue Bernard, dans un bel immeuble typiquement outremontais, Pierre débarque dans l'appartement de Marcel Quenneville, âgé de 84 ans. Jusqu'à son cancer, il y a quelques mois, M. Quenneville était actif et boute-en-train, sur les greens de golf comme ailleurs. Il est désormais cloué au lit, incohérent.

«Tantôt, dit Suzanne Boivin-Fecteau, conjointe de M. Quenneville, il voulait probablement la bassine. Mais je ne suis pas sûre de ce qu'il veut, au fond. C'est difficile de le comprendre.»

Pierre hoche la tête, tapote sa paperasse. Mme Boivin-Fecteau est une belle femme, chevelure poivre et sel. Elle a 75 ans mais en paraît 10 de moins, facilement. Elle irradie l'énergie. Dans Wikipédia, sous l'entrée «aidante naturelle», il y a probablement sa photo...

Mme Boivin-Fecteau se bat pour que son Marcel écoule ses derniers jours ici, à la maison, chez lui. Même si ça l'épuise, même si elle doit se battre avec «le système» pour obtenir de l'aide à la maison.

- Pourquoi le garder à la maison?

- Parce que Marcel est plus heureux ici.

J'ai rappelé Mme Boivin-Fecteau, récemment. Son Marcel est mort en juillet, finalement vaincu par le crabe. Entouré d'amour, calmement, à la maison, dans son lit. Au bout du fil, malgré le vide, malgré l'épuisement des derniers mois, Suzanne Boivin-Fecteau parle de la mort de son amoureux comme d'un «beau moment».

«Je lui tenais la main. Je lui ai dit, Marcel, tu peux partir... Il a ouvert l'oeil. Puis, il est parti.»

C'est Pierre Desforges qui a fait la toilette du corps de M. Quenneville, juste avant l'arrivée de la morgue.

Pourquoi le palliatif?

Parce que ça permet de finir la vie un peu plus sereinement. Et même de l'allonger un peu.

Une des études les plus remarquées du congrès annuel de l'American Society of Clinical Oncology, l'été dernier, portait justement sur les bienfaits des soins palliatifs pour des malades en phase terminale du cancer du poumon. Un premier groupe de malade a reçu des soins palliatifs dès le diagnostic, parallèlement aux soins curatifs. Un second groupe n'a reçu que des soins curatifs.

Résultat: les malades placés en soins curatifs et palliatifs ont vécu en moyenne 2,7 mois de plus que ceux de l'autre groupe. Ils ont été hospitalisés moins souvent. Leur qualité de vie s'en est trouvée améliorée.

Le prestigieux New England Journal of Medicine a parlé, en éditorial, d'une étude qui change carrément le paradigme des soins palliatifs. «L'ancien paradigme en limitait l'accès aux seuls patients qui étaient clairement sur le point de mourir.»

Le hic, c'est que le palliatif - à l'hôpital, en maison spécialisée, à domicile - est encore un parent pauvre dans les soins de santé.

Isabelle Dumont, de l'École de service social de l'Université McGill, spécialiste de la question, note qu'il y a encore beaucoup de travail à faire: «Une proportion significative de personnes en fin de vie n'ont pas accès à des soins palliatifs et doivent même, dans certains cas, passer par les urgences pour recevoir les soins dont ils ont besoin. Dans ces conditions, il n'est malheureusement pas possible de vivre les derniers moments de sa vie dans un climat permettant de dire adieu à ses proches et de vivre cette étape le plus sereinement possible.»

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Petit immeuble à logements, dans Villeray. L'appartement est propre, mais en désordre. Le patient, que Pierre Desforges rencontre pour la première fois, a le cancer. Je n'arrive pas à distinguer si M. Fernando est objectivement vieux ou si la maladie le vieillit.

- Je ratatine, dit-il à Pierre en pinçant ses os, assis à sa table de cuisine.

Il a l'accent du Portugal, qu'il a quitté il y a une vie de cela, pour le Québec.

- Votre cancer, c'est quoi?

- Je ne sais pas, répond le patient en faisant la moue.

- Votre médecin, c'est qui?

- Le docteur Perrotte.

- Ah, vous, c'est la prostate, donc, dit Pierre, connaisseur.

Mon ours d'infirmier cherche une veine. Le bras de M. Fernando est minuscule, dans ses grosses pattes. Il finit par trouver. M. Fernando lui envoie un «Bravo, mousieur!». Il fait un geste large, montre la cuisine. «C'est un peu à l'envers, dit-il. J'ai donné pas mal d'affaires.»

Du salon nous parvient le son d'un film américain. M. Fernando sort des photos d'un sac d'épicerie.

Des photos de lui, à l'hôpital. Avec des infirmières. Avec la réceptionniste. Avec un médecin. Là, la chaise où il reçoit ses traitements.

Des photos de lui, au IGA du coin. Avec la caissière. Avec des commis.

Sur les murs de l'appartement de M. Fernando, cependant, pas une seule photo n'orne les murs. Et ça me frappe, comme une tonne de brique.

M. Fernando ne veut pas nous voir partir. Il parle de tout. De la pluie, du beau temps. De ces Cherry Blossom, qui coûtent habituellement un dollar, mais qui étaient soldées, à 25 cents, chez IGA, hier. Tenez, tenez, dit-il, je vous en donne, j'en ai amplement...

M. Fernando est encore sur le pas de sa porte, à nous parler, quand nous sortons du petit immeuble. Cet homme, c'est clair, n'a personne à qui parler de «l'horreur morale d'imaginer le monde sans soi» (1)...

Nous entrons sans un mot dans la Mazda. L'infirmier démarre.

«La maladie, c'est une chose, finit par dire Pierre Desforges. Mourir seul, c'en est une autre. Mourir seul, c'est mourir deux fois.»

RD

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