vendredi, août 26, 2011

 

Humanitude : comprendre la vieillesse, prendre soin des Hommes vieux


Ouvrage co-écrit par Yves Gineste, créateur de la méthode de soins Gineste-Marescotti, et Jérôme Pellissier, chercheur et écrivain (éd Bibliophane, 2005)

Jérôme Pellissier est écrivain et chercheur. Il a publié en 2002 le roman Les Insensés (éditions Joëlle Losfeld) et en 2003 l'essai, remarqué par la critique, La nuit, tous les vieux sont gris (édition Bibliophane).

Yves Gineste est directeur de formation du Centre de communication et d'Etudes Corporelles (CEC-France) et conseiller expert auprès d'IGM-Canada et d'IGM-Suisse. Il enseigne depuis plus de 25 ans, en situation réelle de soins, la "philosophie de l'humanitude" et la " méthodologie de soins Gineste-Marescotti ", conçues avec Rosette Marescotti. Il dirige également la formation d'instructeurs et de formateurs en méthodologie en Europe et est actuellement mandaté par l'Association des Hôpitaux du Québec (AHQ) pour présenter cette méthodologie dans tous les établissements de soins du Québec.

Voici un extrait du chapitre 3
publié avec l'aimable autorisation
de Jérôme Pellissier

L’épreuve

Tous les changements et événements qui accompagnent le vieillissement, tous les processus d’adaptation qui conduisent les hommes jeunes à devenir, peu à peu, des hommes vieux, témoignent de ce que la vieillesse ne se résume pas à la somme de ces changements, mais à la manière dont chacun d’entre nous s’y confronte. La vieillesse n’existe pas en soi (1) : il n’existe que des vieillesses éprouvées, des vieillesses ressenties, des expériences de la vieillesse. Uniques, singulières.

Comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement ? Nous sommes tous égaux en dignité et en droits, semblables en humanitude, mais différents en vie : chacun d’entre nous éprouve ce qu’il vit en fonction de sa personnalité, de son histoire, de ses convictions, de ses amours et amitiés, des soutiens dont il dispose, etc. Comment pourrions-nous, avec des expériences, des histoires, des personnalités aussi différentes les unes des autres, être identiquement vieux ?

Rappelons-le : là où les animaux ne peuvent que se soumettre, l’homme peut donner du sens et s’approprier son destin ; là où les animaux subissent, l’homme peut lutter.
Il ne s’agit pas d’une lutte biologique – celle-là, nous le savons bien, est perdue d’avance : nous mourrons tous.

Les hommes vieux combattent, comme nous le faisons tous depuis notre enfance, pour les activités qu’ils préfèrent, les capacités auxquelles ils tiennent, les relations qu’ils ont construites, l’autonomie qu’ils ont conquise, les convictions ou les croyances qui les soutiennent, etc.

Ils combattent, comme nous le faisons tous, pour ne pas perdre leur estime de soi, pour ne pas perdre l’estime des autres. Pour pouvoir continuer à s’aimer et à être aimé.
Leur combat, comme celui des hommes jeunes, conduit parfois au découragement (2). Entre le « Ça me fatigue, j’abandonne (3) » et le « Je ne vais pas me laisser aller », il existe, à tout âge, une gamme infinie de défaites et de victoires.

Leur combat n’a souvent pas la même apparence que celui des hommes jeunes, qui y mettent toutes leurs capacités physiques et toute leur mobilité (4). Il est souvent moins visible, moins extérieur (5). Mais toujours aussi respectable, comme l’est celui d’un enfant qui se bat pour un jeu, comme l’est celui d’un homme jeune qui se bat pour un travail… Il n’y a pas de combats vains quand chaque homme se bat pour ce qui le fait vivre et se sentir humain.

La vieillesse, comme la vie, est une épreuve : elle nous éprouve autant qu’elle nous révèle, elle nous frappe autant qu’elle nous permet de nous accomplir.

Elle témoigne, peut-être davantage que d’autres périodes de notre existence, de cette particularité de l’homme que nous avons évoquée : au-delà de la lutte pour sa survie, il trouve dans le fait même de lutter et de se battre, un enjeu qui l’anime. Vivre nourrit la vie.

La parole des hommes vieux

Le sens de la vieillesse

Existerait-il un sens de la vieillesse, valable pour tous les hommes vieux ? Pas davantage qu’il n’existe un sens de la vie valable pour tous les hommes.

Certains auteurs, dont les plus célèbres sont sans doute Carl Gustav Jung et Erik Erikson (6), ont suggéré que la vieillesse provoquait un conflit entre « l’aspiration à la croissance » et le « déclin biologique ». Face à la perspective prochaine de sa finitude, durant ce moment où « la mort » devient « sa mort », l’individu pourrait accepter paisiblement son destin et développer une forme de sagesse.

De nombreux hommes vieux témoignent en effet d’un tel vécu… caractérisé, comme le décrivent les auteures d’une récente étude sur le sujet (7), par trois phénomènes : « Accepter délibérément les pertes en même temps qu’affirmer sa force, accueillir sereinement la mort en même temps qu’apprécier plus intensément la vie et s’engager positivement dans sa solitude en même temps qu’enrichir son univers relationnel. » Ces expériences, ressenties comme une « croissance à travers les déclins » sont souvent liées à une expérience plus globale de développement spirituel (8).

Elle n’est pas partagée par tous les hommes vieux. Il nous paraît donc très dangereux d’en faire une norme ou un modèle de ce que serait une vieillesse psychologiquement « réussie ». La maladie et la mort peuvent aussi nous conduire à résister et à nous révolter contre l’inéluctable. Cette réaction, plus tragique, n’est pas moins humaine, n’est pas moins digne de respect. D’autant qu’on remarque souvent qu’un homme parvient à accepter sa mort à partir du moment où nous, nous avons accepté d’entendre qu’il la refusait… Ce qu’il a pu nous transmettre dans cet échange, c’est justement qu’il ne va pas la subir passivement, qu’il va combattre jusqu’au bout (9).

Il apparaît également que la vieillesse constitue pour beaucoup d’hommes un moment précieux pour porter un regard sur l’ensemble de leur parcours, pour réfléchir au sens de leur vie, pour faire, en quelque sorte, le bilan de leur existence (10). La manière dont ils regardent l’avenir en témoigne : ils parlent moins de leur mort que de leur vie, de leur histoire, et d’un futur où ils continueront peut-être à vivre dans l’esprit de ceux qui les ont connus, dans tout ce qu’ils ont fait et transmis.

Au-delà des différences individuelles, nous retrouvons toujours ce même phénomène, essentiel : un événement, qu’il s’agisse de la maladie, de la vieillesse ou de la mort, est toujours vécu en fonction de la signification qu’il possède pour celui qui le vit… mais aussi, indirectement, pour ceux qui l’entourent.

Nous l’avons dit : nous sommes profondément des êtres de relations. Et nous sommes ainsi, parfois, des témoins essentiels : ceux auxquels un homme vieux peut vouloir transmettre une part de son histoire, de ses émotions, de ses doutes ou de ses convictions. Accueillir cette parole, d’être humain à être humain, est l’une des manières concrètes de partager notre humanitude.

Ce que nous disent les hommes vieux

Les hommes vieux nous disent qu’ils ressentent deux sortes de craintes :

– Des craintes qui concernent les modifications physiques et psychologiques qui accompagnent le vieillissement (crainte de moins bien voir et entendre ; crainte d’être moins mobile ; crainte de tomber malade ; crainte de voir mourir un être aimé ; etc.). Ces craintes-là, ils y font face comme nous faisons face à tout âge aux craintes que nous ressentons pour notre santé, notre équilibre et ceux de nos proches.
– Des craintes qui concernent la manière dont la société à laquelle ils appartiennent les traitera et les considèrera dès qu’ils auront besoin de son soutien (crainte de ne pas être aidé en cas de handicap ; crainte de ne pas être respecté en tant que personne autonome ; crainte d’être privé de sa liberté ; crainte d’être abandonné ; etc.) (11). Ces craintes-là ne sont pas inéluctables. Nous savons qu’il dépend de chacun d’entre nous qu’elles disparaissent ; et nous savons qu’elles disparaissent au fur et à mesure que se développe un prendre-soin enraciné en humanitude et fondé sur des connaissances et techniques rigoureuses.
Les hommes vieux nous disent que des éléments essentiels de ce que nous sommes, de ce qui constitue notre être, depuis notre histoire jusqu’à notre conscience, en passant par notre sentiment d’identité et nos émotions, ne diminuent pas en vieillissant comme nos os ou nos muscles. Ils nous disent que ce qui diminue ne les empêche pas de continuer à se battre, à s’émouvoir, à se développer, etc. Ils nous confirment ce que disent les études qui se sont intéressées à la manière dont les hommes vieux vivent des situations de maladie, de deuils, de diminutions des capacités, de handicaps, etc. : la meilleure garantie pour permettre à un homme d’y faire face avec succès est de lui laisser le maximum de contrôle et de regard sur sa vie et son environnement (12).

Les hommes vieux nous disent qu’on n’est pas vieux parce qu’on est à la retraite, ou parce qu’on a 65 ans. Qu’un homme vieux peut être seul, ou malade, ou handicapé, ou déprimé, etc., mais qu’il ne se réduit pas à ces phénomènes qu’il affronte à sa manière comme d’autres hommes, plus jeunes, les affrontent à leur manière. Qu’un homme vieux, c’est un adulte confronté au vieillissement, qui face à des événements, face à des changements – physiques, sociaux et psychologiques –, utilise ses capacités, son autonomie et les ressources de son environnement, pour s’adapter – c’est-à-dire améliorer ou maintenir son équilibre et son bien-être – et pour donner du sens à ce qu’il vit.

Les hommes vieux nous disent ainsi qu’une société qui ne détruit pas ses citoyens âgés est une société qui prend en considération leur possible vulnérabilité pour leur fournir justement les ressources nécessaires à ce qu’ils utilisent, eux-mêmes, au mieux, leurs capacités et leur autonomie pour s’adapter et donner du sens à ce qu’ils vivent.

Les hommes vieux nous disent enfin une évidence que nous avions oubliée : qu’ils sont semblables aux hommes jeunes – car nous donnons tous du sens à ce que nous vivons – mais également différents d’eux – car chaque homme vieux donne à sa vieillesse un sens que les hommes jeunes ne peuvent lui donner… puisqu’ils n’ont pas encore vécu leur vieillesse. »

RD

(1) Même dans son sens précis de « période de la vie », elle est difficilement définissable, puisqu’elle ne débute pas au même âge pour tout le monde.
(2) Soulignons là encore l’importance de certains facteurs : l’aptitude à vivre un événement comme un défi à surmonter, à l’utiliser pour se construire, est d’autant plus importante que la personne peut exercer son autonomie, compter sur son environnement et garder la possibilité de le contrôler.
(3) Les hommes, vieux ou non, se plaignent rarement pour se plaindre… plus souvent parce qu’ils ont besoin d’être soutenus dans leur combat – ne serait-ce qu’en étant écouté par un témoin, par une personne capable de reconnaître leur valeur et leur courage.
(4) Si les hommes jeunes disposent parfois d’alliés plus nombreux pour les soutenir dans leur combat, les hommes vieux n’en sont pas démunis pour autant : souvent, ce sont des figures du passé, leurs parents ou leur conjoint, qui intérieurement les accompagnent. C’est l’une des belles capacités de l’être humain, que de pouvoir vivre aussi avec la présence, en lui, des absents.
(5) Rappelons que l’homme ne vit pas que dans le contexte de l’ici et maintenant, mais également dans son monde intérieur, nourri par sa mémoire et son imagination. Nous savons que certains hommes vieux, confrontés à la baisse de leur énergie, recourent souvent à un sorte de principe d’économie : ne pouvant se placer sur tous les fronts à la fois, ils peuvent choisir de sacrifier certaines activités – les activités physiques, celles que son environnement perçoit, étant les plus dépensières – pour mieux se concentrer sur d’autres, en particulier l’activité intérieure. Il existe beaucoup plus d’hommes vieux qu’on ne le croit, parmi ceux que des personnes extérieures peuvent décrire comme « éteints » qui, comme l’écrit Jean Guillaumin, « préservent en eux une toute petite oasis, lucide, brillante mais presque invisible du dehors, un coin d’âme pourrait-on dire, qu’ils cultivent avec ferveur ». Il en est ainsi, par exemple, « chez certaines personnes âgées qui ont développé une foi religieuse à tonalité doucement mystique, leur permettant de lire silencieusement et de traiter les signaux de l’environnement (dont elles ne décrochent qu’au niveau des réponses et des initiatives concrètes) pour confirmer et enrichir leur expérience secrète de la vie. On peut se demander jusqu’à quel point de telles organisations économiques ne réalisent pas, même quand on serait porté à les bousculer pour récupérer dans le fonctionnement social l’énergie consacrée à la vigilance intérieure secrète, des adaptations précieuses et, compte tenu de certaines circonstances et de telle ou telle histoire personnelle, profondément équilibrantes… » Jean Guillaumin, « Le temps et l’âge » In : Jean Guillaumin & Hélène Reboul (dir.), Le Temps et la Vie : les dynamismes du vieillissement. Op. cit.
(6) Cf. Carl Gustav Jung, L’Homme à la recherche de son âme. Payot, 1979. On trouvera une synthèse et une analyse très claires des travaux d’Erik Erikson dans le livre de Jacques Laforest, Introduction à la gérontologie : croissance et déclin. Québec : Hurtubise, 1990.
(7) Étude réalisée auprès de personnes de plus de 70 ans vivant en institution, par Raymonde Cossette et Jacinthe Pépin, Faculté des sciences infirmières, Université de Montréal. Les résultats de cette étude ont été publiés dans « Vieillir et croître à travers les déclins, un défi spirituel avant tout » Théologiques, 9/2, 2001.
(8) Il semble que la spiritualité, liée ou non à des croyances religieuses, joue un rôle très important dans la vie de nombreux hommes vieux. Il est regrettable qu’il n’existe pas plus d’études et de recherches sur son rôle. Est-ce seulement dû à la difficulté de procéder dans un tel domaine, comme pour les autres, à des évaluations et mesures quantitatives ? Ou à ce que les adultes jeunes ne peuvent comprendre tout à fait l’importance de ces expériences ?
(9) D’où l’importance d’une écoute qui n’a pas forcément pour objectif d’apporter des réponses aux doutes, mais qui permet de signifier à l’autre que notre humanitude commune nous confronte à de semblables questions.
(10) Voir à ce sujet plusieurs des textes publiés dans Jean Guillaumin & Hélène Reboul (dir.), Le Temps et la Vie : les dynamismes du vieillissement. Op. cit.
(11) Nous en reparlerons : l’une des principales causes de ces craintes liées à l’environnement est due aux nombreuses situations d’aides et de soins qui ne tiennent pas compte de l’autonomie de la personne, de ce qu’elle ressent et souhaite pour elle.
(12) On trouvera dans le livre de Christiane Vandenplas-Holper, Le Développement psychologique à l’âge adulte et pendant la vieillesse (Op. cit.), une analyse de plusieurs études menées dans des institutions, qui toutes témoignent du lien entre l’accroissement du bien-être physique et psychologique et l’existence de possibilités offertes à la personne de contrôler les événements de sa vie et la manière dont l’entourage prend soin d’elle.

Pour en savoir plus : Le site IGM (Institut Gineste-Marescotti) propose une présentation très complète de cet ouvrage.


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