samedi, septembre 08, 2012
Après les élections du 4 sept. un Québec cassé et fragmenté : est-ce grave ?
Deux articles de Mathieu Bock-Côté, Journal de Québec, 7 septembre 2012
BIOGRAPHIE SOMMAIRE :
Mathieu Bock-Côté est sociologue et chargé de cours au département de sociologie de l’UQAM. Il est l’auteur de La dénationalisation tranquille (Boréal, 2007) et de La cité identitaire (Athéna, 2007) en plus de nombreux chapitres de livres et articles scientifiques portant sur l’histoire de l’identité québécoise, les idées politiques et la question du conservatisme.
Il a aussi travaillé comme rédacteur au cabinet de Bernard Landry de 2003 à 2004.
(ANALYSE d'un chroniqueur chevronné, blogueur et journaliste au Journal de Québec et de Montréal).
AU LECTEUR DE SE FAIRE UNE IDÉE !
BIOGRAPHIE SOMMAIRE :
Mathieu Bock-Côté est sociologue et chargé de cours au département de sociologie de l’UQAM. Il est l’auteur de La dénationalisation tranquille (Boréal, 2007) et de La cité identitaire (Athéna, 2007) en plus de nombreux chapitres de livres et articles scientifiques portant sur l’histoire de l’identité québécoise, les idées politiques et la question du conservatisme.
Il a aussi travaillé comme rédacteur au cabinet de Bernard Landry de 2003 à 2004.
(ANALYSE d'un chroniqueur chevronné, blogueur et journaliste au Journal de Québec et de Montréal).
AU LECTEUR DE SE FAIRE UNE IDÉE !
« Un Québec cassé »
Le Parti québécois a peut-être gagné l’élection, mais les
souverainistes l’ont perdue. Avec un gouvernement aussi faible, ils
pourront difficilement appliquer les mesures les plus importantes de
leur programme.
Je ne parle même pas de l’indépendance. Tout le monde savait que Pauline Marois ne la ferait pas. Je parle du cégep français, de la création d’une citoyenneté québécoise, de la nouvelle loi 101 et probablement de la loi sur la laïcité. Le slogan de l’année à venir : l’impuissance au pouvoir !
Le projet souverainiste est épuisé. Comme si les Québécois ne se préoccupaient plus de leur destin comme peuple, mais seulement de leur avenir comme société. Et encore ! S’intéressent-ils vraiment à l’avenir, dans la société de la jouissance immédiate ?
Je pose la question : sommes-nous encore un peuple ? Ne sommes-nous pas plutôt une série de clientèles hostiles les unes aux autres, entretenues artificiellement par un État endetté qui ne sait plus vraiment quelle est sa mission ?
Fracture profonde
Le Québec est divisé. Comme jamais. Aux belles années du Oui et du Non, nous n’étions pas d’accord, mais nous savions quel était notre désaccord. Aujourd’hui, les Québécois ne se parlent plus. Ils ne savent plus ce qui les unit, ni même ce qui les désunit.
Les résultats électoraux reflètent une fracture plus profonde. Chaque parti a joué sa base : la gauche souverainiste pour le PQ, les ultrafédéralistes pour le PLQ, le centre droit pour la CAQ. Chacun constate que sa base est insuffisante pour prendre le pouvoir.
Un fait ressort pourtant. Le Québec est majoritairement « à droite ». Je ne parle pas d’une droite radicale, mais du centre droit ordinaire, celui qui ne se pâmait pas devant les étudiants au printemps et qui croit notre société paralysée dans le « modèle québécois ».
La « droite », ce n’est pas seulement une question d’efficacité, mais de « valeurs traditionnelles » : responsabilité individuelle ; effort ; famille ; enracinement identitaire ; rigueur budgétaire. Printemps érable ou non, le « progressisme » n’a plus le monopole des valeurs québécoises.
Courant réformateur
Au sein même du Québec francophone, il y a tout un courant réformateur qui fait le constat d’échec de la social-démocratie ou, du moins, qui critique ses excès. Il a porté plusieurs noms depuis 10 ans. On l’a nommé ADQ ou Québec lucide, on l’appelle désormais CAQ.
Si, dans la région de Québec, il est clairement fédéraliste, ailleurs, et surtout dans le 450, il est nationaliste. Ses partisans n’ont pas d’attachement émotif au Canada. Ces gens-là pourraient voter Oui au référendum. Mais c’est leur 1 000e priorité.
Les souverainistes devront s’ouvrir à eux. Ils ont remarquablement rénové leur programme identitaire depuis cinq ans. Ils devront maintenant rénover leur programme socioéconomique. À trop marcher sur leur jambe gauche, ils ont fini par claudiquer.
Je l’écris depuis des années : les souverainistes préfèrent perdre 100 votes à droite qu’un vote à gauche. Dans le premier cas, ils relativisent la perte. Dans le deuxième, ils ont l’impression de perdre leur âme. Le PQ était obsédé par Québec solidaire et le carré rouge. C’était suicidaire.
Avec la Révolution tranquille, le nationalisme est passé de droite à gauche. Après 50 ans, comprendra-t-on qu’il est allé trop loin ? Que le Québec n’appartient pas qu’aux sociaux-démocrates ? Qui osera faire ce constat ? Qui en tirera les conséquences ?
Étrange année 2012. Elle a commencé dans le cynisme absolu. Tout était noir. C’était, disait-on, l’hiver démocratique. La politique était synonyme de corruption. Les Québécois ne voyaient pas une classe politique occupée aux affaires publiques, mais un rassemblement de fourbes, petits et grands, occupés à piller le bien commun pour leur plaisir privé. Comme si les Québécois ne croyaient plus en leur destin collectif, seulement à leur avenir individuel. Le gouvernement Charest représentait parfaitement le confort et l’indifférence dans laquelle s’installait une société trouvant dans le festivisme primaire ou sophistiqué la seule manière de s’exciter un peu. Oui, je caricature. Mais pas tant que ça. Le constat général était celui de la dépolitisation de la vie québécoise.
Puis est venue une suite étrange. Le «printemps érable». Une grande manifestation de la gauche québécoise (et au paroxysme du mouvement des casseroles, une manifestation allant bien au-delà de la gauche «QS») que l’on a pris à tort, toutefois, pour celle du peuple québécois en entier. Il y a eu une grand ouverture de l’espace public à l’idéal politique. Pour le meilleur et pour le pire. On s’est rappelé que la politique n’était pas qu’une affaire comptable. On s’est rappelé que le collectif est un besoin profond auquel nos sociétés ne savent pas répondre adéquatement. Une certaine jeunesse a aussi rappelé l’injustice intergénérationnelle majeure qu’elle subira quand se croiseront la logique d’endettement d’un État providence déjà en crise et le vieillissement de la population qui cassera l’équilibre des solidarités collectives.
Mais on a oublié que la politique avait aussi quelque chose à voir avec la réalité, qu’il s’agit moins pour elle d’inventer un monde que de rendre celui que nous avons toujours un peu plus habitable. La rhétorique révolutionnaire de l’ultragauche correspond rarement aux réformes exigées par une société, réformes toujours à accorder avec le principe de réalité. Celui-ci se décline ainsi : tout n’est pas possible. Il faut faire des choix. Une action n’a jamais exactement les résultats que l’on espère d’elle. Autrement dit, toute utopie déçoit ses promesses. La vieille manie qui consiste à croire que les riches ont tout et qu’il suffit de leur prendre ce qu’ils ont pour fabriquer par décret une société plus juste s’est renouvelée dans le discours public. Un peu plus et on rejouait les vieilles chansons de la lutte des classes, faite sur mesure pour enrayer la croissance d’une société et briser l’harmonie sociale.
D’un coup, la rue devenait un étrange théâtre, croyant exprimer la volonté populaire, contre une Assemblée nationale accusée d’incarner une forme désuète de la démocratie – ou oubliait pourtant que c’est le peuple qui avait voté pour les députés. Cela ne comptait plus : puisque la démocratie ne se résumait pas à «un vote aux quatre ans», mieux valait apparemment mépriser le résultat de ce vote. On oubliait que la démocratie n’est pas qu’un système de représentation des préférences populaires, mais d’abord un système de gouvernement. Le mépris anarchisant pour l’autorité conduisait à terme la société à l’impuissance politique. Ceux qui réduisent le processus électoral à «un vote aux quatre ans» témoignent aussi de leur mécompréhension profonde de notre système démocratique, de son fonctionnement et du rôle des partis dans une démocratie libérale.
Le débat ne portait pas seulement sur la hausse des frais de scolarité. Mais sur la vision de l’éducation. Sur la vision de la prospérité. Sur la vision et la fonction de la croissance économique. Sur la conception de l’ordre public. Sur celle de la démocratie. Sur les mécanismes de la solidarité sociale. Sur la valeur de la responsabilité individuelle. C’est tout un malaise accumulé depuis des années qui s’est engouffré dans la brèche du printemps québécois, et des philosophies politiques concurrentes qui se sont affrontées, sans toujours dire leur nom, puisqu’un camp prétendait avoir le monopole du réel, alors que l’autre réclamait celui de l’idéal.
Chose certaine, le débat entre la gauche et la droite sur lequel on théorisait depuis longtemps est arrivé ici en évacuant la question nationale, même si on en préservait quelques apparences (et même si elle continue évidemment d’intéresser un segment de l’électorat). Et il faut en convenir, les grands idéaux du printemps québécois n’avaient pas vraiment d’échos politiquement, sauf peut-être à Québec solidaire, ce qui en dit moins sur la faiblesse de notre système de représentation que sur l’écho populaire finalement limité des exigences de la «rue». Le mouvement du carré rouge dépassait-il vraiment quelques quartiers et quelques milieux sociaux disposant d’un accès privilégié à l’espace public? Et pourtant le Québec s’éveillait politiquement. Et le peuple commençait à avoir hâte. Hâte aux élections. Hâte à la joute permettant de transposer politiquement les querelles du printemps.
La division québécoise
Hâte aux élections, dis-je. Je passe vite sur la campagne, qui ne manquait pas d’intérêt. Mais déception devant les résultats. Déception terrible. Fallait-il s’en surprendre? Après de telles tensions, de tels déchirements, et cela dans une société ne parvenant pas vraiment à faire son deuil de l’indépendance, on l’a constaté mais ne désirant pas vraiment non plus la poursuivre: le Québec est une société profondément divisée, fragmentée, où se multiplient les lignes de fracture, où les tensions idéologiques s’exaspèrent. Cette fragmentation politique recouvre probablement des fractures sociologiques et culturelles plus profondes que la mythologie du Québec moderne avait fait disparaître du radar politique, mais qui ressortent au fur et à mesure que nous sortons du grand récit de la Révolution tranquille. L’identité québécoise «moderne» a travaillé inégalement les différents segments du Québec francophone, et on peut croire qu’un certain ressentiment contre le modernisme technocratique incarné par le PQ et associé aux privilégiés du modèle québécois revient aujourd’hui à la manière d’un sentiment longtemps refoulé. Certains médias comme certains courants politiques en cours d’organisation capitalisent sur ce malaise.
Non seulement nous ne savons pas ce qui nous rassemble. Mais nous ne savons plus ce qui nous divise. Souverainistes ou fédéralistes? Progressistes ou conservateurs? Carrés rouges ou carrés verts? Ou oublie une chose : une société avec trop de lignes de fractures s’éparpille davantage qu’elle ne cultive le pluralisme (on imagine, dans ce contexte, les effets désastreux d’une représentation proportionnelle qui viendrait multiplier les partis à idée fixe). C’est paradoxalement dans l’horreur partagée devant l’attentat d’un psychopathe que notre société est parvenue à refaire un peu son unité, dans un rappel existentiel des règles démocratiques qui représentent le premier patrimoine politique de notre civilisation – parmi celles-là le refus absolu de la violence politique (je me permets d’ajouter que l’instrumentalisation du crime de ce désaxé par un camp ou par un autre n’aide pas le débat public, et vient l’empoisonner davantage). Certains trouveront aussi un réconfort dans l’élection d’une femme comme premier ministre. C’est évidemment un symbole fort dans notre histoire démocratique. Cela ne fait pas un projet politique pour autant.
Le Québec est donc divisé. Avec au gouvernement un parti impuissant et entravé sur les questions fondamentales qui motivent la plupart de ses membres. J’entends ici et là des commentateurs célébrer la sagesse populaire qui aurait abouti à ce gouvernement archi-minoritaire. Mais quelle sagesse? Le peuple québécois n’est ni sage ni astucieux : il est divisé. La plupart de ceux qui ont voté PQ souhaitaient un gouvernement majoritaire. Tout comme ceux qui ont voté CAQ et PLQ. Il faut une étrange distance avec les événements et les passions populaires pour harmoniser dans une formule facile les tensions nombreuses qui énervent cette société divisée. Ce n’est pas sans raison que la campagne était aussi hargneuse : certains déniaient même la légitimité de leur adversaire. Une petite nation comme le Québec a-t-elle vraiment les moyens de se fissurer aussi intimement? Le sens véritable de cette élection? Les historiens nous le diront bien un jour. Pour l’instant, on peut y voir une étape de plus dans la désagrégation interne de la société québécoise.
L’état des partis
Le PQ a gagné – et encore. Mais la cause nationale a perdu. Il faut bien en convenir. À quoi sert de voter pour un parti souverainiste quand on sait l’indépendance improbable? Les souverainistes ont cherché à y répondre avec la doctrine de la gouvernance souverainiste. L’objectif : gérer nationalement la province de Québec. Multiplier les politiques conformes à l’intérêt national sans les modeler explicitement dans l’ordre constitutionnel de 1982. La doctrine était crédible et aurait pu relancer la question nationale en révélant la contradiction entre la défense de l’identité québécoise et le maintien du régime fédéral canadien. Elle n’est pas parvenue à convaincre les indépendantistes plus «radicaux» qui ont acheté la logique du crois ou meurs référendaire. Elle n’a pas non plus convaincu l’ultragauche indépendantiste de Québec solidaire qui a joué à son avantage la carte d’un idéalisme irresponsable dans plusieurs comtés montréalais.
En fait, il n’y avait que les fédéralistes purs et durs (et les médias canadiens-anglais, mais s’ils comprenaient le Québec, ça se saurait) pour croire que les souverainistes couraient au référendum. Chez eux, l’élection prenait la forme d’un «référendum sur nos valeurs». L’élection a réactivé un antinationalisme primaire et phobique qui risque d’endommager la cohésion sociale, d’autant plus qu’il se montre d’une virulence supérieure du Canada anglais. Dans une certaine droite, qui n’est évidemment pas toute la «droite», on a entendu des accusations à proprement parlé hystériques envers le Parti Québécois. De la classique accusation d’anglophobie, on est passé à celle de xénophobie et de racisme. Le PQ était accusé de vouloir «diviser» les Québécois, de créer deux catégories de citoyens, d’encourager au renfermement identitaire de la société québécoise.
Sur l’axe socio-économique, le PQ a joué sa campagne à gauche – ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il a concurrencé Québec solidaire dans le créneau de l’anticapitalisme, comme le soutenaient certains trop rapidement. Le fait est pourtant que le Québec est au «centre-droit». Si la droite fédéraliste de Québec est irrécupérable pour le PQ, le centre-droit des 450 est parfaitement récupérable. Comme je le disais ce matin, il s’agit d’un électorat attaché au Québec d’abord même s’il est dépassionné par rapport à la question nationale. Il pourrait probablement voter OUI même s’il croit d’abord que le Québec doit être remis en ordre économiquement ou sur le plan des finances publiques avant de renouer avec une pratique plus active de la question nationale. Pour reprendre le vocabulaire de la campagne, les «souverainistes conservateurs» ne manquent pas. Le nationalisme a un large créneau au centre-droit.
Le PQ devra pratiquer le grand écart pour ramener les indépendantistes tentés par la dissidence radicale (les militants de QS et d’ON ne répondent pas nécessairement aux mêmes passions politiques, toutefois), le centre-gauche social-démocrate, les électeurs de centre-droit qui pourraient voter Oui mais ne rêvent ni ne souhaitent ni n’espèrent un référendum et les nationalistes conservateurs principalement préoccupés par la défense de l’identité québécoise. Il est loin d’être certain que la chose soit possible dans une société écartelée qui fait de moins en moins du nationalisme une politique (et qui est devenue étrangère à la question du «régime canadien», malgré les critiques adressées au multiculturalisme) et de plus en plus une attitude morale témoignant d’une fidélité sentimentale au Québec. Comment rassembler des souverainistes ne se rejoignant sur rien d’autre que l’indépendance quand la possibilité même d’un référendum n’apparaît plus à l’horizon?
Le PLQ se retrouve en excellente position pour se refaire une santé politique. Ses appuis chez les anglophones et les communautés culturelles demeurent intacts. Chez les francophones fédéralistes aussi – cela confirme, faut-il le dire, l’enracinement du PLQ dans certaines strates culturelles profondes du Québec francophone. Manifestement, sa stratégie électorale misant à la fois sur l’appel à la loi et l’ordre et la peur panique d’un séparatisme diabolisé a fonctionné. Il peut désormais mettre en place une stratégie majoritaire en récupérant, comme il l’avait fait en 2003 avec l’ADQ, le vote de centre-droit que François Legault a canalisé en partie lors de cette élection. La course à la chefferie qui s’annonce devrait lui en fournir l’occasion en lui permettant de se rajeunir à peu de frais. Il pourrait même «revamper» son image nationaliste, ce qui lui permettrait de repartir à la conquête du vote francophone majoritaire qui lui fait défaut.
On a espéré dans certains milieux la marginalisation du PLQ. Elle n’arrivera manifestement pas. Je parlais de l’enracinement du PLQ dans une frange du Québec francophone. Ce parti demeure la courroie de transmission du fédéralisme canadien au Québec. Il participe à la légitimation même du régime canadien au Québec. Il faudra un jour se questionner sur l’imaginaire idéologique et culturel de la frange du Québec francophone qui est traversée par une peur viscérale de l’indépendance (je ne parle pas de ceux qui pratiquent le fédéralisme lucide dans la tradition du fédéralisme québécois incarnée aujourd’hui par un Benoit Pelletier ou un Claude Bachand mais de ceux qui contestent la légitimité même de l’idée d’indépendance). Un peuple ne vit pas durablement dans un régime politique où la souveraineté lui échappe partiellement sans voir ses repères identitaires affaiblis et déstructurés, l’identification fantasmatique à la fédération venant quelquefois marquer un plus profond mépris de soi.
Un mot finalement sur la CAQ. Qui se retrouve dans une situation paradoxale. Elle a remporté son premier pari: elle existe. Mais alors qu’on croyait qu’une petite vague pouvait la porter au pouvoir, du moins à ses portes, elle se retrouve dans une position à peine meilleure que celle de la défunte ADQ, qu’elle a avalé. L’équipe rassemblée par François Legault méritait l’estime des Québécois. Cela vaut à la CAQ une certaine crédibilité politique. François Legault a repris la critique du Québec bloqué, d’une social-démocratie devenue social-bureaucratie, où les corporatismes étouffent le pouvoir de l’État et limitent l’initiative individuelle. À quelques nuances, les autres partis le reconnaissent implicitement, surtout à propos de l’endettement désastreux du Québec. Avant que le Québec n’atteigne un étrange point de non-retour, qui est celui des nations perdant toute souveraineté réelle à cause du poids de la dette qui les place sous la tutelle des marchés, ce constat devra être officialisé. Notre société ne pourra toujours reporter les réformes nécessaires à son redressement.
La CAQ n’est pas condamnée. Elle devra toutefois faire un bon bilan de campagne. À l’origine, elle entendait contester au PQ son hégémonie sur le courant nationaliste, en le faisant passer du centre-gauche au centre-droit. Son virage fédéraliste en début de campagne lui a fait du mal. Le ralliement de François Legault au camp du NON encore plus, d’autant plus qu’il continuait de soutenir qu’une défaite référendaire serait catastrophique pour le Québec – il s’engageait pourtant maintenant à y participer. En essayant désormais de remplacer le PLQ comme alternative fédéraliste, au point même de s’attirer l’appui de The Gazette, François Legault commettait une erreur majeur. Il sacrifiait sa crédibilité nationaliste – à tout le moins, il l’entamait. Il devra d’une manière ou de l’autre la regagner. Il y a des limites à manger à toutes les gamelles, à multiplier les appuis contradictoires. On ne peut à la fois jouer la carte du nationalisme et celle du front commun anti-séparatiste.
L’avenir de la question nationale
Retour à la vision d’ensemble. Qu’est-ce que cette élection nous dit sur le Québec politique? Quel constat nous permet-elle de faire sur notre société? Le première est simple et je l’ai exprimé à quelques reprises ces jours-ci : les Québécois se désintéressent de plus en plus de leur destin comme peuple. Ils se soucient désormais de leur avenir comme société. L’idéologie dominante y incite : mondialisation, individualisme moral, multiculturalisme, managérialisme, ces termes réfèrent à une tendance idéologique visible qui contribue au discrédit du sentiment national, sauf dans sa version édulcorée, et pour tout dire insignifiante. La politique québécoise se délivre de plus en plus de la trame nationale qui a structuré son histoire depuis 250 ans. Comme si «l’indépendance psychologique» de la société québécoise héritée de la Révolution tranquille s’accommodait de la normalisation tranquille d’un régime canadien auquel nous avons fini par nous habituer. Quelle est la portée structurante aujourd’hui de la question nationale? Les Québécois garderont-ils sur elle un œil attentif, mais distant? Reviendra-t-elle structurer la politique québécoise avec la présence à Ottawa du gouvernement Harper ? Se liquidera-t-elle dans le mythe de la société gestionnaire seulement occupée à gérer ses «vraies affaires»?
Il se pourrait aussi que pour une frange de la population, le particularisme québécois se dénationalise et que le vieux rêve d’une nation francophone enracinée dans quatre siècles d’histoire et constituée en État souverain cède sa place à l’idéal postmoderne d’une société bilingue et multiculturelle dont Montréal serait le laboratoire, comme si le Québec était le seul lieu où le fantasme trudeauiste pouvait s’accomplir politiquement. Comme si le Canada de 1982 et son idéologie des «droits» avait accouché d’une génération de «Canadiens» multiculturels et bilingues fonctionnant spontanément dans un univers postnational, à la manière de parfaits «citoyens du monde». Un régime politique finit par conditionner culturellement la population qui y évolue.
Ce trudeauïsme à la québécoise est viscéralement allergique à toute forme de protection linguistique et culturelle, comme s’il n’était pas possible de rappeler la situation de précarité existentielle de la nation québécoise sans d’un coup se faire accuser de rapetisser les Québécois ou de vouloir les enfermer dans un ghetto linguistique – ce qui est absurde. La seule émancipation serait par rapport à une collectivité trop pesante qui empêcherait ses individus de s’ouvrir au monde. Le nationalisme linguistique devient, dans cette perspective, une contrainte intolérable. Autrefois, on s’émancipait par la nation. Désormais, on s’émanciperait de la nation. Ce courant politique est minoritaire mais il n’est pas interdit de croire qu’il soit appelé à croître. Reste à voir s’il parviendra vraiment à s’imposer politiquement. C’est loin d’être certain. Même lorsqu’ils s’opposent possiblement à certaines mesures jugées trop «radicales» du programme péquiste, les Québécois sont loin de consentir à la régression du français à Montréal et ne sont pas fermés à tout renforcement de la loi 101. Loin de là.
C’est peut-être autour de cette perspective que la question nationale pourrait se recomposer. On comprend ici la portée de la question identitaire très présente dans la campagne électorale. Le nationalisme québécois, dans ce contexte, a une dimension inévitablement conservatrice qu’il devrait assumer, plutôt que la refouler, l’euphémiser ou la rejeter (nul besoin, pour autant, d’user de ce terme qui n’est pas d’usage courant dans la politique québécoise). Par conservatisme, j’entends ici ce désir d’inscrire le Québec dans une continuité nationale, structurée par l’héritage de la majorité francophone et le désir de l’investir au cœur de l’espace public. Par conservatisme, j’entends aussi une valorisation du monde commun, de la transmission culturelle, de l’enracinement identitaire, qui vient limiter l’individualisme à tout crin qui justifie au nom des «droits» la déconstruction systématique des protections culturelles et identitaires nécessaires à la survie et la permanence de la nation. Par conservatisme, j’entends cette philosophie politique qui propose une définition substantielle, et historiquement construite, de la citoyenneté, plutôt qu’une définition strictement instrumentale. Par conservatisme, j’entends une philosophie politique qui réhabilite le souci du commun sans pour autant le penser dans le langage de l’utopisme collectiviste.
Ce «nationalisme conservateur», qui transcende au moins partiellement les catégories politiques ordinaires, fait de la défense de l’identité québécoise son programme principal, ce qui ne veut évidemment pas dire qu’il se ferme, comme le disent certains, aux exigences de la modernité démocratique. Bien au contraire : il rappelle plutôt que la démocratie, comme la citoyenneté, ont besoin d’un espace d’incarnation, modelé par une historique et incarné dans une culture. Il rappelle aussi que «l’ouverture au monde» doit s’opérer à partir de la culture québécoise et de son potentiel d’universalisation, et non à partir de son oblitération. Dans une époque marquée par une crise de la mondialisation, où on redécouvre l’importance des fondements historiques de toute société démocratique, cette politique ne devrait pas effrayer ceux qui reconnaissent que l’homme est un «héritier» et que c’est à travers cet héritage – qui n’est pas une cage, faut-il le dire – qu’il peut atteindre une authentique universalité. Il ne s’agit pas de «fermer» l’identité québécoise, mais bien de savoir quels sont les repères fondamentaux qui la constituent. Il s’agit toutefois de voir que l’individualisme des droits «radicalisé» agit partout à la manière d’un dissolvant politique, et qu’il dépolitise certaines questions qui relèvent pourtant de la cohésion sociale et nationale – je pense évidemment à la langue, mais aussi à la gestion du religieux dans l’espace public, ou au rôle de la conscience historique dans la construction de la citoyenneté. Il s’accompagne souvent d’un multiculturalisme qui vient disqualifier l’expérience historique d’une société. Il s’agit finalement de rappeler que le politique, dans nos sociétés, n’est pas qu’une instance de gestion des «droits», mais un lieu d’agir commun, à partir duquel un peuple détermine son destin.
Il va de soi que cette politique révélera rapidement les limites inhérentes du cadre canadien pour ceux qui misent sur un épanouissement véritable de l’identité québécoise. Il ne faudra pas y voir une recherche absurde de la «chicane» mais la volonté légitime de remettre en question un cadre constitutionnel contradictoire. À moins qu’on assimile à de la «chicane» toute remise en question de l’ordre constitutionnel de 1982. À moins de consentir à la sacralisation de la constitution, de la charte des droits et de la philosophie multiculturelle de la citoyenneté qu’elle implante. Cela correspondrait, dans les faits, à sa normalisation idéologique. On ne voit pas pourquoi les souverainistes devraient y souscrire. On ne voit pas pourquoi les Québécois eux-mêmes devraient reconnaître une légitimité supérieure à une constitution qu’aucun de leur gouvernement n’a signée. À moins que cette signature ne soit absente ne doit insignifiante, les souverainistes sont en droit de prendre au sérieux cette absence et d’en tenir compte dans leur politique d’affirmation nationale. Cela demeure, à ce qu’on en sait, la thèse souverainiste de base : l’affirmation du Québec est incompatible avec la préservation du cadre fédéral. Il faut prendre au sérieux les souverainistes quand ils disent que le Canada ne convient pas au Québec. Faut-il rappeler la virulence du Quebec bashing qui se manifeste dans le premier quand le second recommence à prendre au sérieux la promotion de son identité?
Le dernier mot
Mais ce conflit autour de la «question identitaire», à partir duquel la question nationale est peut-être en train de se réinventer, pourrait bien demeurer paralysant pour notre société tant qu’il ne s’incarnera pas dans de grandes personnalités politiques. Ce qui ressort aussi des temps actuels, c’est la carence terrible du leadership politique. La société québécoise vit à l’ombre de ses géants : Lévesque, Parizeau, Bouchard, Trudeau, Mulroney. Malgré tout ce qu’en disent les théories à la mode sur le changement social, il faut des hommes d’exception pour faire de grandes choses. Le peuple ne se met pas en mouvement lui-même sauf pour le temps d’une jacquerie. À moins que le tout ne s’opère à travers un grand cri d’exaspération devant l’impuissance collective, il faudra un leadership fort pour rassembler les Québécois. Mais le charisme ne vient pas sur commande. Pour les souverainistes, on traduira ce problème ainsi: Pauline Marois le sait et se retrouve devant une alternative étrange, qui nous ramène à l’histoire de l’Union nationale : ou bien devenir Daniel Johnson (sans la fin tragique), ou bien devenir Jean-Jacques Bertrand. Le premier aurait pu sauver son parti et l’inscrire dans la
Révolution tranquille s’il n’avait été la victime d’une mort tragique. Le deuxième a consacré la disqualification historique de son parti.
Je n’entends surtout pas avoir le mot final à propos de cette élection dont la signification véritable n’apparaîtra qu’au fil de l’histoire à venir. J’en retiens encore une chose, toutefois : nous sommes encore dans un moment d’indétermination historique et politique au Québec. On sait ce qui peut arriver. On ne sait pas ce qui arrivera. Les bonnes stratégies politiques sont aujourd’hui indispensables pour chacun. Je parle de stratégies, et non de pures tactiques électorales. Pour les partis, il faut moins acheter quelques clientèles électorales supplémentaires que bâtir de grandes coalitions, ce qui implique une vision claire de l’avenir du Québec. Nous sommes à un moment où l’histoire peut encore basculer, où la société est en attente de quelque chose sans savoir exactement ce qu’elle désire, et cela dans un contexte mondial qui laisse à la fois penser à un retour des nations et à leur possible renoncement à la souveraineté. Théoriquement, tout cela devrait être excitant.
Et pourtant, nous ressentons tous une grande fatigue mentale et politique. Le sentiment d’avoir gâché une année. Le sentiment d’avoir laissé passer une occasion d’engager le grand redressement, qu’il commence par l’étape identitaire représentée par le PQ ou l’étape socio-économique représentée par la CAQ. Nous avons le sentiment d’un grand avortement électoral qui affaiblit un peuple déjà abimé. Les catégories politiques habituelles ne fonctionnent plus, mais de nouvelles ne parviennent pas à s’imposer. On parle du grand ménage, de ras le bol. On sait que le Québec est profondément bloqué.
On pourrait en appeler à la «bataille des idées». Mais d’abord devrions-nous savoir lesquels. Une chose est certaine : l’impuissance politique est mortifère. Un peuple dévale la pente du déclin puis en vient à croire que c’est en s’oubliant qu’il progressera. Il n’est pas impossible que le Québec soit engagé sur une telle pente.
RD
Je ne parle même pas de l’indépendance. Tout le monde savait que Pauline Marois ne la ferait pas. Je parle du cégep français, de la création d’une citoyenneté québécoise, de la nouvelle loi 101 et probablement de la loi sur la laïcité. Le slogan de l’année à venir : l’impuissance au pouvoir !
Le projet souverainiste est épuisé. Comme si les Québécois ne se préoccupaient plus de leur destin comme peuple, mais seulement de leur avenir comme société. Et encore ! S’intéressent-ils vraiment à l’avenir, dans la société de la jouissance immédiate ?
Je pose la question : sommes-nous encore un peuple ? Ne sommes-nous pas plutôt une série de clientèles hostiles les unes aux autres, entretenues artificiellement par un État endetté qui ne sait plus vraiment quelle est sa mission ?
Fracture profonde
Le Québec est divisé. Comme jamais. Aux belles années du Oui et du Non, nous n’étions pas d’accord, mais nous savions quel était notre désaccord. Aujourd’hui, les Québécois ne se parlent plus. Ils ne savent plus ce qui les unit, ni même ce qui les désunit.
Les résultats électoraux reflètent une fracture plus profonde. Chaque parti a joué sa base : la gauche souverainiste pour le PQ, les ultrafédéralistes pour le PLQ, le centre droit pour la CAQ. Chacun constate que sa base est insuffisante pour prendre le pouvoir.
Un fait ressort pourtant. Le Québec est majoritairement « à droite ». Je ne parle pas d’une droite radicale, mais du centre droit ordinaire, celui qui ne se pâmait pas devant les étudiants au printemps et qui croit notre société paralysée dans le « modèle québécois ».
La « droite », ce n’est pas seulement une question d’efficacité, mais de « valeurs traditionnelles » : responsabilité individuelle ; effort ; famille ; enracinement identitaire ; rigueur budgétaire. Printemps érable ou non, le « progressisme » n’a plus le monopole des valeurs québécoises.
Courant réformateur
Au sein même du Québec francophone, il y a tout un courant réformateur qui fait le constat d’échec de la social-démocratie ou, du moins, qui critique ses excès. Il a porté plusieurs noms depuis 10 ans. On l’a nommé ADQ ou Québec lucide, on l’appelle désormais CAQ.
Si, dans la région de Québec, il est clairement fédéraliste, ailleurs, et surtout dans le 450, il est nationaliste. Ses partisans n’ont pas d’attachement émotif au Canada. Ces gens-là pourraient voter Oui au référendum. Mais c’est leur 1 000e priorité.
Les souverainistes devront s’ouvrir à eux. Ils ont remarquablement rénové leur programme identitaire depuis cinq ans. Ils devront maintenant rénover leur programme socioéconomique. À trop marcher sur leur jambe gauche, ils ont fini par claudiquer.
Je l’écris depuis des années : les souverainistes préfèrent perdre 100 votes à droite qu’un vote à gauche. Dans le premier cas, ils relativisent la perte. Dans le deuxième, ils ont l’impression de perdre leur âme. Le PQ était obsédé par Québec solidaire et le carré rouge. C’était suicidaire.
Avec la Révolution tranquille, le nationalisme est passé de droite à gauche. Après 50 ans, comprendra-t-on qu’il est allé trop loin ? Que le Québec n’appartient pas qu’aux sociaux-démocrates ? Qui osera faire ce constat ? Qui en tirera les conséquences ?
« Une démocratie fatiguée: retour sur les élections du 4 septembre »
Étrange année 2012. Elle a commencé dans le cynisme absolu. Tout était noir. C’était, disait-on, l’hiver démocratique. La politique était synonyme de corruption. Les Québécois ne voyaient pas une classe politique occupée aux affaires publiques, mais un rassemblement de fourbes, petits et grands, occupés à piller le bien commun pour leur plaisir privé. Comme si les Québécois ne croyaient plus en leur destin collectif, seulement à leur avenir individuel. Le gouvernement Charest représentait parfaitement le confort et l’indifférence dans laquelle s’installait une société trouvant dans le festivisme primaire ou sophistiqué la seule manière de s’exciter un peu. Oui, je caricature. Mais pas tant que ça. Le constat général était celui de la dépolitisation de la vie québécoise.
Puis est venue une suite étrange. Le «printemps érable». Une grande manifestation de la gauche québécoise (et au paroxysme du mouvement des casseroles, une manifestation allant bien au-delà de la gauche «QS») que l’on a pris à tort, toutefois, pour celle du peuple québécois en entier. Il y a eu une grand ouverture de l’espace public à l’idéal politique. Pour le meilleur et pour le pire. On s’est rappelé que la politique n’était pas qu’une affaire comptable. On s’est rappelé que le collectif est un besoin profond auquel nos sociétés ne savent pas répondre adéquatement. Une certaine jeunesse a aussi rappelé l’injustice intergénérationnelle majeure qu’elle subira quand se croiseront la logique d’endettement d’un État providence déjà en crise et le vieillissement de la population qui cassera l’équilibre des solidarités collectives.
Mais on a oublié que la politique avait aussi quelque chose à voir avec la réalité, qu’il s’agit moins pour elle d’inventer un monde que de rendre celui que nous avons toujours un peu plus habitable. La rhétorique révolutionnaire de l’ultragauche correspond rarement aux réformes exigées par une société, réformes toujours à accorder avec le principe de réalité. Celui-ci se décline ainsi : tout n’est pas possible. Il faut faire des choix. Une action n’a jamais exactement les résultats que l’on espère d’elle. Autrement dit, toute utopie déçoit ses promesses. La vieille manie qui consiste à croire que les riches ont tout et qu’il suffit de leur prendre ce qu’ils ont pour fabriquer par décret une société plus juste s’est renouvelée dans le discours public. Un peu plus et on rejouait les vieilles chansons de la lutte des classes, faite sur mesure pour enrayer la croissance d’une société et briser l’harmonie sociale.
D’un coup, la rue devenait un étrange théâtre, croyant exprimer la volonté populaire, contre une Assemblée nationale accusée d’incarner une forme désuète de la démocratie – ou oubliait pourtant que c’est le peuple qui avait voté pour les députés. Cela ne comptait plus : puisque la démocratie ne se résumait pas à «un vote aux quatre ans», mieux valait apparemment mépriser le résultat de ce vote. On oubliait que la démocratie n’est pas qu’un système de représentation des préférences populaires, mais d’abord un système de gouvernement. Le mépris anarchisant pour l’autorité conduisait à terme la société à l’impuissance politique. Ceux qui réduisent le processus électoral à «un vote aux quatre ans» témoignent aussi de leur mécompréhension profonde de notre système démocratique, de son fonctionnement et du rôle des partis dans une démocratie libérale.
Le débat ne portait pas seulement sur la hausse des frais de scolarité. Mais sur la vision de l’éducation. Sur la vision de la prospérité. Sur la vision et la fonction de la croissance économique. Sur la conception de l’ordre public. Sur celle de la démocratie. Sur les mécanismes de la solidarité sociale. Sur la valeur de la responsabilité individuelle. C’est tout un malaise accumulé depuis des années qui s’est engouffré dans la brèche du printemps québécois, et des philosophies politiques concurrentes qui se sont affrontées, sans toujours dire leur nom, puisqu’un camp prétendait avoir le monopole du réel, alors que l’autre réclamait celui de l’idéal.
Chose certaine, le débat entre la gauche et la droite sur lequel on théorisait depuis longtemps est arrivé ici en évacuant la question nationale, même si on en préservait quelques apparences (et même si elle continue évidemment d’intéresser un segment de l’électorat). Et il faut en convenir, les grands idéaux du printemps québécois n’avaient pas vraiment d’échos politiquement, sauf peut-être à Québec solidaire, ce qui en dit moins sur la faiblesse de notre système de représentation que sur l’écho populaire finalement limité des exigences de la «rue». Le mouvement du carré rouge dépassait-il vraiment quelques quartiers et quelques milieux sociaux disposant d’un accès privilégié à l’espace public? Et pourtant le Québec s’éveillait politiquement. Et le peuple commençait à avoir hâte. Hâte aux élections. Hâte à la joute permettant de transposer politiquement les querelles du printemps.
La division québécoise
Hâte aux élections, dis-je. Je passe vite sur la campagne, qui ne manquait pas d’intérêt. Mais déception devant les résultats. Déception terrible. Fallait-il s’en surprendre? Après de telles tensions, de tels déchirements, et cela dans une société ne parvenant pas vraiment à faire son deuil de l’indépendance, on l’a constaté mais ne désirant pas vraiment non plus la poursuivre: le Québec est une société profondément divisée, fragmentée, où se multiplient les lignes de fracture, où les tensions idéologiques s’exaspèrent. Cette fragmentation politique recouvre probablement des fractures sociologiques et culturelles plus profondes que la mythologie du Québec moderne avait fait disparaître du radar politique, mais qui ressortent au fur et à mesure que nous sortons du grand récit de la Révolution tranquille. L’identité québécoise «moderne» a travaillé inégalement les différents segments du Québec francophone, et on peut croire qu’un certain ressentiment contre le modernisme technocratique incarné par le PQ et associé aux privilégiés du modèle québécois revient aujourd’hui à la manière d’un sentiment longtemps refoulé. Certains médias comme certains courants politiques en cours d’organisation capitalisent sur ce malaise.
Non seulement nous ne savons pas ce qui nous rassemble. Mais nous ne savons plus ce qui nous divise. Souverainistes ou fédéralistes? Progressistes ou conservateurs? Carrés rouges ou carrés verts? Ou oublie une chose : une société avec trop de lignes de fractures s’éparpille davantage qu’elle ne cultive le pluralisme (on imagine, dans ce contexte, les effets désastreux d’une représentation proportionnelle qui viendrait multiplier les partis à idée fixe). C’est paradoxalement dans l’horreur partagée devant l’attentat d’un psychopathe que notre société est parvenue à refaire un peu son unité, dans un rappel existentiel des règles démocratiques qui représentent le premier patrimoine politique de notre civilisation – parmi celles-là le refus absolu de la violence politique (je me permets d’ajouter que l’instrumentalisation du crime de ce désaxé par un camp ou par un autre n’aide pas le débat public, et vient l’empoisonner davantage). Certains trouveront aussi un réconfort dans l’élection d’une femme comme premier ministre. C’est évidemment un symbole fort dans notre histoire démocratique. Cela ne fait pas un projet politique pour autant.
Le Québec est donc divisé. Avec au gouvernement un parti impuissant et entravé sur les questions fondamentales qui motivent la plupart de ses membres. J’entends ici et là des commentateurs célébrer la sagesse populaire qui aurait abouti à ce gouvernement archi-minoritaire. Mais quelle sagesse? Le peuple québécois n’est ni sage ni astucieux : il est divisé. La plupart de ceux qui ont voté PQ souhaitaient un gouvernement majoritaire. Tout comme ceux qui ont voté CAQ et PLQ. Il faut une étrange distance avec les événements et les passions populaires pour harmoniser dans une formule facile les tensions nombreuses qui énervent cette société divisée. Ce n’est pas sans raison que la campagne était aussi hargneuse : certains déniaient même la légitimité de leur adversaire. Une petite nation comme le Québec a-t-elle vraiment les moyens de se fissurer aussi intimement? Le sens véritable de cette élection? Les historiens nous le diront bien un jour. Pour l’instant, on peut y voir une étape de plus dans la désagrégation interne de la société québécoise.
L’état des partis
Le PQ a gagné – et encore. Mais la cause nationale a perdu. Il faut bien en convenir. À quoi sert de voter pour un parti souverainiste quand on sait l’indépendance improbable? Les souverainistes ont cherché à y répondre avec la doctrine de la gouvernance souverainiste. L’objectif : gérer nationalement la province de Québec. Multiplier les politiques conformes à l’intérêt national sans les modeler explicitement dans l’ordre constitutionnel de 1982. La doctrine était crédible et aurait pu relancer la question nationale en révélant la contradiction entre la défense de l’identité québécoise et le maintien du régime fédéral canadien. Elle n’est pas parvenue à convaincre les indépendantistes plus «radicaux» qui ont acheté la logique du crois ou meurs référendaire. Elle n’a pas non plus convaincu l’ultragauche indépendantiste de Québec solidaire qui a joué à son avantage la carte d’un idéalisme irresponsable dans plusieurs comtés montréalais.
En fait, il n’y avait que les fédéralistes purs et durs (et les médias canadiens-anglais, mais s’ils comprenaient le Québec, ça se saurait) pour croire que les souverainistes couraient au référendum. Chez eux, l’élection prenait la forme d’un «référendum sur nos valeurs». L’élection a réactivé un antinationalisme primaire et phobique qui risque d’endommager la cohésion sociale, d’autant plus qu’il se montre d’une virulence supérieure du Canada anglais. Dans une certaine droite, qui n’est évidemment pas toute la «droite», on a entendu des accusations à proprement parlé hystériques envers le Parti Québécois. De la classique accusation d’anglophobie, on est passé à celle de xénophobie et de racisme. Le PQ était accusé de vouloir «diviser» les Québécois, de créer deux catégories de citoyens, d’encourager au renfermement identitaire de la société québécoise.
Sur l’axe socio-économique, le PQ a joué sa campagne à gauche – ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il a concurrencé Québec solidaire dans le créneau de l’anticapitalisme, comme le soutenaient certains trop rapidement. Le fait est pourtant que le Québec est au «centre-droit». Si la droite fédéraliste de Québec est irrécupérable pour le PQ, le centre-droit des 450 est parfaitement récupérable. Comme je le disais ce matin, il s’agit d’un électorat attaché au Québec d’abord même s’il est dépassionné par rapport à la question nationale. Il pourrait probablement voter OUI même s’il croit d’abord que le Québec doit être remis en ordre économiquement ou sur le plan des finances publiques avant de renouer avec une pratique plus active de la question nationale. Pour reprendre le vocabulaire de la campagne, les «souverainistes conservateurs» ne manquent pas. Le nationalisme a un large créneau au centre-droit.
Le PQ devra pratiquer le grand écart pour ramener les indépendantistes tentés par la dissidence radicale (les militants de QS et d’ON ne répondent pas nécessairement aux mêmes passions politiques, toutefois), le centre-gauche social-démocrate, les électeurs de centre-droit qui pourraient voter Oui mais ne rêvent ni ne souhaitent ni n’espèrent un référendum et les nationalistes conservateurs principalement préoccupés par la défense de l’identité québécoise. Il est loin d’être certain que la chose soit possible dans une société écartelée qui fait de moins en moins du nationalisme une politique (et qui est devenue étrangère à la question du «régime canadien», malgré les critiques adressées au multiculturalisme) et de plus en plus une attitude morale témoignant d’une fidélité sentimentale au Québec. Comment rassembler des souverainistes ne se rejoignant sur rien d’autre que l’indépendance quand la possibilité même d’un référendum n’apparaît plus à l’horizon?
Le PLQ se retrouve en excellente position pour se refaire une santé politique. Ses appuis chez les anglophones et les communautés culturelles demeurent intacts. Chez les francophones fédéralistes aussi – cela confirme, faut-il le dire, l’enracinement du PLQ dans certaines strates culturelles profondes du Québec francophone. Manifestement, sa stratégie électorale misant à la fois sur l’appel à la loi et l’ordre et la peur panique d’un séparatisme diabolisé a fonctionné. Il peut désormais mettre en place une stratégie majoritaire en récupérant, comme il l’avait fait en 2003 avec l’ADQ, le vote de centre-droit que François Legault a canalisé en partie lors de cette élection. La course à la chefferie qui s’annonce devrait lui en fournir l’occasion en lui permettant de se rajeunir à peu de frais. Il pourrait même «revamper» son image nationaliste, ce qui lui permettrait de repartir à la conquête du vote francophone majoritaire qui lui fait défaut.
On a espéré dans certains milieux la marginalisation du PLQ. Elle n’arrivera manifestement pas. Je parlais de l’enracinement du PLQ dans une frange du Québec francophone. Ce parti demeure la courroie de transmission du fédéralisme canadien au Québec. Il participe à la légitimation même du régime canadien au Québec. Il faudra un jour se questionner sur l’imaginaire idéologique et culturel de la frange du Québec francophone qui est traversée par une peur viscérale de l’indépendance (je ne parle pas de ceux qui pratiquent le fédéralisme lucide dans la tradition du fédéralisme québécois incarnée aujourd’hui par un Benoit Pelletier ou un Claude Bachand mais de ceux qui contestent la légitimité même de l’idée d’indépendance). Un peuple ne vit pas durablement dans un régime politique où la souveraineté lui échappe partiellement sans voir ses repères identitaires affaiblis et déstructurés, l’identification fantasmatique à la fédération venant quelquefois marquer un plus profond mépris de soi.
Un mot finalement sur la CAQ. Qui se retrouve dans une situation paradoxale. Elle a remporté son premier pari: elle existe. Mais alors qu’on croyait qu’une petite vague pouvait la porter au pouvoir, du moins à ses portes, elle se retrouve dans une position à peine meilleure que celle de la défunte ADQ, qu’elle a avalé. L’équipe rassemblée par François Legault méritait l’estime des Québécois. Cela vaut à la CAQ une certaine crédibilité politique. François Legault a repris la critique du Québec bloqué, d’une social-démocratie devenue social-bureaucratie, où les corporatismes étouffent le pouvoir de l’État et limitent l’initiative individuelle. À quelques nuances, les autres partis le reconnaissent implicitement, surtout à propos de l’endettement désastreux du Québec. Avant que le Québec n’atteigne un étrange point de non-retour, qui est celui des nations perdant toute souveraineté réelle à cause du poids de la dette qui les place sous la tutelle des marchés, ce constat devra être officialisé. Notre société ne pourra toujours reporter les réformes nécessaires à son redressement.
La CAQ n’est pas condamnée. Elle devra toutefois faire un bon bilan de campagne. À l’origine, elle entendait contester au PQ son hégémonie sur le courant nationaliste, en le faisant passer du centre-gauche au centre-droit. Son virage fédéraliste en début de campagne lui a fait du mal. Le ralliement de François Legault au camp du NON encore plus, d’autant plus qu’il continuait de soutenir qu’une défaite référendaire serait catastrophique pour le Québec – il s’engageait pourtant maintenant à y participer. En essayant désormais de remplacer le PLQ comme alternative fédéraliste, au point même de s’attirer l’appui de The Gazette, François Legault commettait une erreur majeur. Il sacrifiait sa crédibilité nationaliste – à tout le moins, il l’entamait. Il devra d’une manière ou de l’autre la regagner. Il y a des limites à manger à toutes les gamelles, à multiplier les appuis contradictoires. On ne peut à la fois jouer la carte du nationalisme et celle du front commun anti-séparatiste.
L’avenir de la question nationale
Retour à la vision d’ensemble. Qu’est-ce que cette élection nous dit sur le Québec politique? Quel constat nous permet-elle de faire sur notre société? Le première est simple et je l’ai exprimé à quelques reprises ces jours-ci : les Québécois se désintéressent de plus en plus de leur destin comme peuple. Ils se soucient désormais de leur avenir comme société. L’idéologie dominante y incite : mondialisation, individualisme moral, multiculturalisme, managérialisme, ces termes réfèrent à une tendance idéologique visible qui contribue au discrédit du sentiment national, sauf dans sa version édulcorée, et pour tout dire insignifiante. La politique québécoise se délivre de plus en plus de la trame nationale qui a structuré son histoire depuis 250 ans. Comme si «l’indépendance psychologique» de la société québécoise héritée de la Révolution tranquille s’accommodait de la normalisation tranquille d’un régime canadien auquel nous avons fini par nous habituer. Quelle est la portée structurante aujourd’hui de la question nationale? Les Québécois garderont-ils sur elle un œil attentif, mais distant? Reviendra-t-elle structurer la politique québécoise avec la présence à Ottawa du gouvernement Harper ? Se liquidera-t-elle dans le mythe de la société gestionnaire seulement occupée à gérer ses «vraies affaires»?
Il se pourrait aussi que pour une frange de la population, le particularisme québécois se dénationalise et que le vieux rêve d’une nation francophone enracinée dans quatre siècles d’histoire et constituée en État souverain cède sa place à l’idéal postmoderne d’une société bilingue et multiculturelle dont Montréal serait le laboratoire, comme si le Québec était le seul lieu où le fantasme trudeauiste pouvait s’accomplir politiquement. Comme si le Canada de 1982 et son idéologie des «droits» avait accouché d’une génération de «Canadiens» multiculturels et bilingues fonctionnant spontanément dans un univers postnational, à la manière de parfaits «citoyens du monde». Un régime politique finit par conditionner culturellement la population qui y évolue.
Ce trudeauïsme à la québécoise est viscéralement allergique à toute forme de protection linguistique et culturelle, comme s’il n’était pas possible de rappeler la situation de précarité existentielle de la nation québécoise sans d’un coup se faire accuser de rapetisser les Québécois ou de vouloir les enfermer dans un ghetto linguistique – ce qui est absurde. La seule émancipation serait par rapport à une collectivité trop pesante qui empêcherait ses individus de s’ouvrir au monde. Le nationalisme linguistique devient, dans cette perspective, une contrainte intolérable. Autrefois, on s’émancipait par la nation. Désormais, on s’émanciperait de la nation. Ce courant politique est minoritaire mais il n’est pas interdit de croire qu’il soit appelé à croître. Reste à voir s’il parviendra vraiment à s’imposer politiquement. C’est loin d’être certain. Même lorsqu’ils s’opposent possiblement à certaines mesures jugées trop «radicales» du programme péquiste, les Québécois sont loin de consentir à la régression du français à Montréal et ne sont pas fermés à tout renforcement de la loi 101. Loin de là.
C’est peut-être autour de cette perspective que la question nationale pourrait se recomposer. On comprend ici la portée de la question identitaire très présente dans la campagne électorale. Le nationalisme québécois, dans ce contexte, a une dimension inévitablement conservatrice qu’il devrait assumer, plutôt que la refouler, l’euphémiser ou la rejeter (nul besoin, pour autant, d’user de ce terme qui n’est pas d’usage courant dans la politique québécoise). Par conservatisme, j’entends ici ce désir d’inscrire le Québec dans une continuité nationale, structurée par l’héritage de la majorité francophone et le désir de l’investir au cœur de l’espace public. Par conservatisme, j’entends aussi une valorisation du monde commun, de la transmission culturelle, de l’enracinement identitaire, qui vient limiter l’individualisme à tout crin qui justifie au nom des «droits» la déconstruction systématique des protections culturelles et identitaires nécessaires à la survie et la permanence de la nation. Par conservatisme, j’entends cette philosophie politique qui propose une définition substantielle, et historiquement construite, de la citoyenneté, plutôt qu’une définition strictement instrumentale. Par conservatisme, j’entends une philosophie politique qui réhabilite le souci du commun sans pour autant le penser dans le langage de l’utopisme collectiviste.
Ce «nationalisme conservateur», qui transcende au moins partiellement les catégories politiques ordinaires, fait de la défense de l’identité québécoise son programme principal, ce qui ne veut évidemment pas dire qu’il se ferme, comme le disent certains, aux exigences de la modernité démocratique. Bien au contraire : il rappelle plutôt que la démocratie, comme la citoyenneté, ont besoin d’un espace d’incarnation, modelé par une historique et incarné dans une culture. Il rappelle aussi que «l’ouverture au monde» doit s’opérer à partir de la culture québécoise et de son potentiel d’universalisation, et non à partir de son oblitération. Dans une époque marquée par une crise de la mondialisation, où on redécouvre l’importance des fondements historiques de toute société démocratique, cette politique ne devrait pas effrayer ceux qui reconnaissent que l’homme est un «héritier» et que c’est à travers cet héritage – qui n’est pas une cage, faut-il le dire – qu’il peut atteindre une authentique universalité. Il ne s’agit pas de «fermer» l’identité québécoise, mais bien de savoir quels sont les repères fondamentaux qui la constituent. Il s’agit toutefois de voir que l’individualisme des droits «radicalisé» agit partout à la manière d’un dissolvant politique, et qu’il dépolitise certaines questions qui relèvent pourtant de la cohésion sociale et nationale – je pense évidemment à la langue, mais aussi à la gestion du religieux dans l’espace public, ou au rôle de la conscience historique dans la construction de la citoyenneté. Il s’accompagne souvent d’un multiculturalisme qui vient disqualifier l’expérience historique d’une société. Il s’agit finalement de rappeler que le politique, dans nos sociétés, n’est pas qu’une instance de gestion des «droits», mais un lieu d’agir commun, à partir duquel un peuple détermine son destin.
Il va de soi que cette politique révélera rapidement les limites inhérentes du cadre canadien pour ceux qui misent sur un épanouissement véritable de l’identité québécoise. Il ne faudra pas y voir une recherche absurde de la «chicane» mais la volonté légitime de remettre en question un cadre constitutionnel contradictoire. À moins qu’on assimile à de la «chicane» toute remise en question de l’ordre constitutionnel de 1982. À moins de consentir à la sacralisation de la constitution, de la charte des droits et de la philosophie multiculturelle de la citoyenneté qu’elle implante. Cela correspondrait, dans les faits, à sa normalisation idéologique. On ne voit pas pourquoi les souverainistes devraient y souscrire. On ne voit pas pourquoi les Québécois eux-mêmes devraient reconnaître une légitimité supérieure à une constitution qu’aucun de leur gouvernement n’a signée. À moins que cette signature ne soit absente ne doit insignifiante, les souverainistes sont en droit de prendre au sérieux cette absence et d’en tenir compte dans leur politique d’affirmation nationale. Cela demeure, à ce qu’on en sait, la thèse souverainiste de base : l’affirmation du Québec est incompatible avec la préservation du cadre fédéral. Il faut prendre au sérieux les souverainistes quand ils disent que le Canada ne convient pas au Québec. Faut-il rappeler la virulence du Quebec bashing qui se manifeste dans le premier quand le second recommence à prendre au sérieux la promotion de son identité?
Le dernier mot
Mais ce conflit autour de la «question identitaire», à partir duquel la question nationale est peut-être en train de se réinventer, pourrait bien demeurer paralysant pour notre société tant qu’il ne s’incarnera pas dans de grandes personnalités politiques. Ce qui ressort aussi des temps actuels, c’est la carence terrible du leadership politique. La société québécoise vit à l’ombre de ses géants : Lévesque, Parizeau, Bouchard, Trudeau, Mulroney. Malgré tout ce qu’en disent les théories à la mode sur le changement social, il faut des hommes d’exception pour faire de grandes choses. Le peuple ne se met pas en mouvement lui-même sauf pour le temps d’une jacquerie. À moins que le tout ne s’opère à travers un grand cri d’exaspération devant l’impuissance collective, il faudra un leadership fort pour rassembler les Québécois. Mais le charisme ne vient pas sur commande. Pour les souverainistes, on traduira ce problème ainsi: Pauline Marois le sait et se retrouve devant une alternative étrange, qui nous ramène à l’histoire de l’Union nationale : ou bien devenir Daniel Johnson (sans la fin tragique), ou bien devenir Jean-Jacques Bertrand. Le premier aurait pu sauver son parti et l’inscrire dans la
Révolution tranquille s’il n’avait été la victime d’une mort tragique. Le deuxième a consacré la disqualification historique de son parti.
Je n’entends surtout pas avoir le mot final à propos de cette élection dont la signification véritable n’apparaîtra qu’au fil de l’histoire à venir. J’en retiens encore une chose, toutefois : nous sommes encore dans un moment d’indétermination historique et politique au Québec. On sait ce qui peut arriver. On ne sait pas ce qui arrivera. Les bonnes stratégies politiques sont aujourd’hui indispensables pour chacun. Je parle de stratégies, et non de pures tactiques électorales. Pour les partis, il faut moins acheter quelques clientèles électorales supplémentaires que bâtir de grandes coalitions, ce qui implique une vision claire de l’avenir du Québec. Nous sommes à un moment où l’histoire peut encore basculer, où la société est en attente de quelque chose sans savoir exactement ce qu’elle désire, et cela dans un contexte mondial qui laisse à la fois penser à un retour des nations et à leur possible renoncement à la souveraineté. Théoriquement, tout cela devrait être excitant.
Et pourtant, nous ressentons tous une grande fatigue mentale et politique. Le sentiment d’avoir gâché une année. Le sentiment d’avoir laissé passer une occasion d’engager le grand redressement, qu’il commence par l’étape identitaire représentée par le PQ ou l’étape socio-économique représentée par la CAQ. Nous avons le sentiment d’un grand avortement électoral qui affaiblit un peuple déjà abimé. Les catégories politiques habituelles ne fonctionnent plus, mais de nouvelles ne parviennent pas à s’imposer. On parle du grand ménage, de ras le bol. On sait que le Québec est profondément bloqué.
On pourrait en appeler à la «bataille des idées». Mais d’abord devrions-nous savoir lesquels. Une chose est certaine : l’impuissance politique est mortifère. Un peuple dévale la pente du déclin puis en vient à croire que c’est en s’oubliant qu’il progressera. Il n’est pas impossible que le Québec soit engagé sur une telle pente.
RD